Les notions dans les programmes et analyse critique :
Dans les instructions officielles une liste de notions a été publiée comprenant:
la forme,
la lumière
l’espace
la matière
la couleur
le corps
l’outil
le support
et a disparu la notion:
le mouvement.
Le contraste par exemple est un constituant plastique et renvoie à plusieurs notions: la lumière, la couleur mais aussi la matière et d’autres encore.
Un constituant plastique : qui, avec d’autres éléments essentiels, entre effectivement dans la constitution d’un tout, d’une chose complexe, qui fait partie intégrante d’un tout. « qui entre dans la composition de » nous révèle l’étymologie du verbe constituer.
Une notion: Connaissance immédiate, intuitive de quelque chose. Connaissance d’ensemble, élémentaire, acquise de quelque chose. Idée générale et abstraite en tant qu’elle implique les caractères essentiels de l’objet. L’étymologie de ce terme nous guide: « 1570 «connaissance» (La Cité de Dieu, trad. G. Hervet, I, 229a, éd. 1578 d’apr. Vaganay ds Rom. Forsch. t.32, p.112); 2. 1647 philos. (Descartes, Méditation troisième ds OEuvres philos., éd. F. Alquié, t.2, p.445: notion de l’infini). Empr. au lat. notio (dér. de notum, supin de noscere «apprendre à connaître, connaître») «acte de prendre connaissance, examen (au sens gén. et techn. du droit)» et dans la lang. philos. «idée que se fait l’esprit, conception de l’esprit, signification d’un mot». » CNRTL .
Le corps par exemple et la matière sont des connaissances d’ensemble, élémentaires de l’objet.
En revanche est-ce le cas pour le mouvement ?
Le mouvement:
Un mouvement, dans le domaine de la mécanique (physique), est le déplacement d’un corps par rapport à un point fixe de l’espace et à un moment déterminé. Nous voyons bien que l’espace et le temps sont les deux notions génératrices du mouvement. Le mouvement serait il alors un constituant plastique et non une notion ?
D’un point de vue philosophique Kant disait que les deux formes pures sont l’espace et le temps.
Si nous avions le temps et l’espace comme notions plastiques à la place du mouvement, quelles incidences cela impliquerait dans le champ des arts plastiques ?
Le temps :
Les oeuvres d’arts s’inscrivent-elles dans le temps ? Une peinture par exemple qui se déploie dans l’espace plan, a-t-elle une dimension temporelle ?
Examinons deux oeuvres d’art: L’Annonciation d’Antonello da Messina et le Jardin des délices de Jérôme Bosch:
Les deux peintures ne se déroulent pas dans la même temporalité. La peinture de Messina est plus instantanée dans le champ du visible que celle de Jérôme Bosch qui demande un examen plus long dans la durée pour appréhender ce qui est représenté. Nous voyons donc bien que le temps est une dimension consubstantielle à la peinture qui, à priori, en est privée.
Le même parallèle peut être fait avec Carré noir sur fond blanc de Malevitch et un Détail de Opalka.
Dans la peinture de Malevitch, l’immédiateté est présente jusque dans ses modalités d’exposition. L’oeuvre frappe l’oeil comme un signal visuel fort. Elle est instantanée jusque dans son angle d’exposition.
Les Détails d’Opalka sont inscrits dans la durée car ils expriment ce fragment dans le temps égréné par les nombres.
Pour aller encore plus loin dans cette réflexion, un bâtiment architectural se déploie aussi dans le temps : il ne peut être appréhendé sans une déambulation du spectateur qui s’étend dans la durée. Un mobile de Calder, regardé non pas en fonction du mouvement mais de l’espace et du temps prend une autre dimension: c’est un véritable sablier que l’artiste nous propose, une sculpture épousant le temps et l’espace.

Le temps dans la bande dessinée n’est pas le même que dans une photographie de presse qui doit être lue et vue dans l’instant. La publicité également.
Cette publicité est instantanément compréhensible: les fourmis évitent la sucette car elle n’a pas de sucre !
La temporalité de la couleur par exemple:
Les deux couleurs n’ont pas la même temporalité: l’examen du jaune est plus « rapide » que cette couleur sombre à première vue indéfinissable. Est-ce un marron, un noir, un rouge ? Comment la qualifier avec des mots ?
Ainsi un tableau de Mondrian est plus immédiat qu’une peinture de Kandinsky.
C’est pour ces mêmes raisons que les images signalétiques préfèrent le rouge, le bleu, le vert et le jaune pour mieux impacter la vue.
Conclusion:
La peinture ne se déroule pas seulement dans l’espace mais aussi dans le temps. C’est bien cette temporalité qui est au coeur de cette forme artistique mais aussi la sculpture et autres domaines. On pourrait aussi se poser la question si la musique, art du temps par excellence, ne serait pas également en quête d’espace. Une formation symphonique, un opéra n’a pas la même spatialité qu’un récital intimiste. C’est donc une vision un peu réductrice qui nous fait évacuer le temps des notions plastiques. Et nous aurions tout à gagner en inscrivant le temps parmi ces notions ce qui nous ferait percevoir les oeuvres autrement. Avec ces notions, le mouvement serait aussi intelligible à travers le temps et l’espace.
Kant avait bien raison !
L’espace n’est pas un concept empirique, qui nous est apporté par l’expérience. C’est au contraire une des formes a priori de notre sensibilité, grâce à laquelle une expérience est possible. L’espace n’est pas un concept pur, mais une forme de l’intuition pure, car il est infini, tandis qu’on ne peut imaginer un concept qui contiendrait en lui une foule infinie de représentations.
C’est selon le même procédé que Kant montre que le temps est une forme pure de l’intuition sensible
. En effet, on ne peut, à l’égard des phénomènes en général, supprimer le temps lui-même, bien que l’on puisse tout à fait bien soustraire du temps les phénomènes
.
Ainsi la théorie de la relativité généralisée serait la fusion des notions: matière-énergie-espace-temps !
L’énergie ainsi pourrait-elle être une notion dans le champ de notre discipline ?
Ouverture sur l’énergie:
“La seule réalisation impérissable du travail et de l’énergie humaine, c’est l’art. ” Léon Blum
L’énergie: puissance d’action, efficacité, pouvoir, force en action. L’énergie (du grec : force en action) est ce qui permet d’agir : sans elle, rien ne se passe, pas de mouvement, pas de lumière, pas de vie ! Au sens physique, l’énergie caractérise la capacité à modifier un état, à produire un travail entraînant du mouvement, de la lumière, ou de la chaleur.
L’art baroque n’a pas la même énergie en acte qu’une peinture classique où règne l’ordre et non la confusion. Une performance est une force en action par excellence. De l’énergie plastique à l’état pur. Une image byzantine véhicule de l’énergie comme les enluminures. Cette énergie s’exprime de manière concrète dans la performance tandis qu’elle est représentée dans les enluminures où cependant le fond d’or réfléchissant la lumière est une manifestation concrète de l’énergie. Une image signalétique agit comme un voyant lumineux attirant notre attention. L’énergie déployée dans ces images doit être à son maximum. Une peinture de Turner est une représentation de l’énergie de la lumière. L’énergie représentée dans les peintures de Turner coïncide avec celle déployée par l’artiste.
A la lumière de l’énergie, on peut faire un lien entre la peinture de Turner et l’action painting de Pollock. La notion d’énergie traverse l’art de toutes les époques et aujourd’hui dans l’art contemporain elle est centrale.
Martial Raysse avec ses néons présente de l’énergie concrète, Bill Viola dans la Piscine, le mouvement fluxus en sont d’autres exemples.
La performance de Abramovic installée dans un hiératisme total est une métaphore de l’énergie de l’art passant entre deux êtres via la présence de l’artiste.
« L’énergie imprègne les mouvements de l’avant garde dans les années 70, avec entre autres : Carl André, Richard Long, Mario Merz… En France, des jalons avec notamment Jean-Pierre Bertrand qui développe des dispositifs combinatoires et physiques de plaques anthropomorphes, corps rouges, laiton qui agissent sur le visiteur comme des piles » Observatoire de l’art contemporain.
L’énergie est donc au coeur des préoccupations de l’art contemporain et cette notion manque à nos critères d’analyse. Ainsi, l’action serait un constituant plastique ayant à voir avec l’énergie.
A la lumière de cette nouvelle notion, on peut regarder à nouveau l’énergie présente dans la peinture de Messina: la Vierge tend la main vers le spectateur comme pour lui insuffler une énergie divine. Cette peinture invite à la prière qui est une manifestation de l’énergie spirituelle. “La prière est la forme d’énergie la plus puissante que l’on puisse susciter.” Alexis Carrel.
Ainsi on pourrait scinder la notion d’énergie en deux formes discinctes: avec l’énergie réelle et l’énergie représentée. Comme dans la présentation et la représentation, cette énergie connaîtrait deux manières de se manifester : soit dans le concret soit de manière virtuelle. Il serait possible d’analyser la nature de l’énergie véhiculée par l’artiste mais aussi par le spectateur. Nos études des objets artistiques gagneraient en dynamisme et précision. En effet, dans les programmes le rôle de l’artiste et du spectateur ne sont ils pas au coeur de nos apprentissages ? Le corps ne permet pas d’appréhender l’énergie présente dans l’art.
Les oeuvres de Tinguely peuvent être actionnées par le spectateur. Dans les arts plastiques et dans l’architecture, le point de vue, les variations de la lumière, les illusions d’optique, les divers niveaux de lecture interagissent entre le regardeur et l’œuvre. Pour Jérôme Glicenstein « Le monde de l’art des années soixante a vu naître un certain nombre d’idées visant à contester les frontières posées par la tradition entre artistes et spectateurs. Le sujet-participant se constitue au sein même de cette contestation. De nombreuses initiatives artistiques ont ainsi soit développé des stratégies de « création collective » qualifiées de « participatives ».
La cité lisible de Jeffrey Shaw est un exemple de la réintroduction du corps dans l’art technologique . Dans cette installation, l’interacteur pédale sur un vélo dont le guidon est équipé d’un petit moniteur. Il peut ainsi parcourir une ville dont les immeubles ont été remplacés par les lettres géantes d’un texte.
Ainsi comme l’avait écrit Marcel Duchamp « C’est le spectateur qui fait le tableau » ! Mais à la Renaissance, il est remarquable de s’attarder sur les théories des peintres en matière de géométrie. Le plus petit élément de la peinture est fait d’un point. Ce point, pour parvenir à l’état de surface est soit additionné dans la pensée d’Alberti, soit une extension chez Dürer ou un déplacement chez Léonard de Vinci. L’énergie dans le point conduit à la réalisation de l’espace. C’est bien cette énergie qui est à l’oeuvre dans les peintures dynamiques de Vinci ou de Michel-Ange. Un tableau célèbre de Léonard de Vinci, La Joconde, gagnerait en visibilité et lisibilté examinée par la focale de l’energie. Tout est énergie dans ce tableau.
Le sfumato dans l’arrière plan, le contrapposto de la jeune femme, son sourire évanescent expriment une énergie contenue. Une force extraordinaire sourd dans le tableau. Il n’est pas seulement question de mouvement dans ce portrait mais également d’énergie véhiculée par le modèle, par le décor.
Les énergies naturelles sont aussi au coeur de la réflexion des artistes contemporain. Un panneau solaire géant a été exposé à la Fondation Cartier. Cette installation est orchestrée par le studio de création et d’architecture Diller Scofidio + Renfro, en collaboration avec David Lang et Jody Elf (pour la musique). De la lumière et des sons sortent des panneaux visibles soit avec une loupe soit en se glissant dans un chariot. Une grosse goutte à un moment donné fait « splasch! » et le son se transforme en jeu de lumières.
Volonté, vitalité, vigueur, force, ardeur, courage, résolution, détermination, décision, cran, ressort, audace, fermeté, coeur, tous ces termes évoquent l’énergie présente dans les oeuvres d’art.
« Le désir c’est une énergie et l’énergie c’est du désir » écrit Philippe Labro. Avec audace, on pourrait introduire l’énergie dans nos notions plastiques ce qui aurait pour conséquence d’insuffler du désir dans notre discipline !
Danièle pérez
A reblogué ceci sur arts visuels espe.
Magnifique, une thèse qui vitalise l’art avec brio! Bravo et merci, votre texte est à lire et relire. Je reblogue aussi.
Merci, c’est un sujet qui me tient à coeur. De l’énergie au désir il n’y a qu’un pas. Cela fait longtemps que les notions officielles dans l’art ne me convenaient pas ! Voilà qui est fait maintenant. Merci pour votre beau commentaire !
L’in situ : notion ou constituant plastique?
L’in situ est une approche concrète de l’espace. A mon avis il se rapproche de la notion elle-même. Mais c’est à débattre.
Je pensais à une notion également, mon dossier de CRPE s’intitule l’in situ, et j’ai peur qu’à l’oral il me pose cette question! Je vais peut être parlé d’installation. Merci pour ce super article.