L’art est-il religieux ?
On sait à travers les âges quelles relations l’art a entretenu avec le religieux. Jusque tardivement, les artistes devaient servir les pouvoirs de l’époque qu’ils soient politiques ou religieux. Avec le romantisme, l’art s’est approprié l’idée selon laquelle l’art permettrait d’accéder à des connaissances spirituelles supérieures quasi divines. Cette idée a perduré par la suite et Paul Valery, dans une conférence intitulée Nécessité de la poésie évoque ses débuts de poète à la fin du XIX e siècle : «J’ai vécu dans un milieu de jeunes gens pour lesquels l’art et la poésie étaient une sorte de nourriture essentielle dont il fût impossible de se passer ; et même quelque chose de plus : un aliment surnaturel. A cette époque, nous avons eu (…) la sensation immédiate qu’il s’en fallait de fort peu qu’une sorte de culte, de religion d’espèce nouvelle, naquît et donnât forme à tel état d’esprit, quasi mystique, qui régnait alors et qui nous était inspiré ou communiqué par notre sentiment très intense de la valeur universelle des émotions de l’Art. Quand on se reporte à la jeunesse de l’époque, (…) on observe que toutes les conditions d’une formation, d’une création presque religieuse, étaient alors absolument réunies. En effet, à ce moment-là régnait une sorte de désenchantement des théories philosophiques, un dédain des promesses de la science, qui avaient été fort mal interprétées par nos prédécesseurs et aînés, qui étaient des écrivains réalistes et naturalistes. Les religions avaient subi les assauts de la critique philologique et philosophique. La métaphysique semblait exterminée par les analyses de Kant. »
Le projet de Kant par rapport à la métaphysique tient en une seule phrase : rompre avec le dogmatisme de la philosophie idéaliste.
Kant a donc opéré un triple geste :
– fondation de la vérité de la connaissance
– dénonciation de la métaphysique dogmatique et de ses errements
– refondation de la métaphysique comme pensée qui donne à ses concepts une valeur objective par la raison pratique.
Il écrit dans la Critique de la Raison pure : « toute forme de notre connaissance commence par les sens, passe par delà à l’ntendement et s’achève dans la raison. ».
La religion étymologie :
La littérature latine de l’Antiquité a transmis plusieurs étymologies de religion. Les plus citées aujourd’hui sont relegere signifiant « relire » et religare signifiant « relier ».
L’art est un constructeur de liens spirituels et sociaux :
Kandinsky écrit du Spirituel dans l’art. Il part du principe que l’humanité est structurée selon un grand triangle semblable à une pyramide. L’artiste a une vocation: celle d’entraîner l’humanité vers le haut grâce à son talent. Au sommet de cette pyramide se trouvent seulement quelques individus qui délivrent aux hommes le pain sublime.
Dans Composition X, Kandinsky représente une sorte de fête cosmique. L’artiste est celui qui relie le spectateur au cosmos.
Les avant-gardes artistiques du XX e siècle reprennent le même schéma historiciste, simplement ils remplacent le Salut religieux par celui du communisme (les avant-gardes russes et allemandes par exemple) ou du fascisme (les futuristes italiens).
Russolo en est un exemple. On voit bien dans cette peinture l’exaltation de la vitesse. L’art relie le profane avec un idéal de vie.
L’art comme provocateur de la conscience humaine :
« Beuys s’intéresse aux animaux dans leur aspect physique mais aussi symbolique grâce aux liens qu’ils entretiennent avec la mythologie et ses pouvoirs allégoriques – nombre de ses œuvres évoqueront le cerf, le mouton, le cygne, le lièvre ou l’abeille. (…)Pour Beuys, le principe de créativité ne fait qu’un avec celui de la résurrection : l’ancienne forme, paralysée, doit être métamorphosée en une forme vibrante qui nourrit la vie, l’âme et l’esprit. Tel est le « champ élargi de l’art » selon Beuys, qui conduit à la « sculpture sociale » (Soziale Plastik), catégorie artistique alors inédite, la créativité dans le sens que Beuys lui donne est une science de liberté voire de libération de l’humain. » (1). L’art est bien une sorte de lien supérieur, spirituel. Il apporte l’idée que l’art est une sorte de baume guérissant l’homme et la société de tous ses maux. Dans son expérience avec le coyote, il cherche à dénoncer les errances de la société de consommation industrielle. I like America and America likes me.
Il s’est fait conduire au lieu de l’exposition enveloppé dans du feutre et allongé sur une civière et sortira en ambulance.
Le coyote après trois jours de cohabitation avec l’artiste s’est familiarisé avec lui.
La quête chamanique de Beuys est évidente. Beuys est une sorte de « constructeur » de la conscience humaine.
La société de consommation cette nouvelle religion :
La société de consommation marque la véritable séparation de l’art avec le religieux. Mais celle-ci est devenue une nouvelle croyance dans laquelle se précipite l’humanité. La course aux objets, la convoitise, la propriété en sont les symptômes. L’homme dans ce contexte quitte la sphère spirituelle pour devenir l’esclave des objets, de la consommation.
Le pop art dénonce les bienfaits de cette révolution tout en s’appropriant ses codes : Warhol souhaite devenir un business man dans l’art.
« Je pense que tout le monde devrait être une machine….Car les machines ont moins de problèmes. » A.Warhol
« Etre bon dans les affaires est la plus fascinante forme d’art » A.W
« Gagner de l’argent est un art, travailler est un art et fait de bonnes affaires est le plus art qui soit » A.W
« J’ai commencé par artiste commercial, je veux finir comme artiste d’affaire ».A.W
Ru Xiaofan est un artiste chinois qui dénonce ces dérives dans ses peintures. On voit dans celles-ci des hommes prisonniers d’objets en tous genres. (voir article sur l’artiste ici)
« Réduire la liberté au désir, réduire le désir à l’acte d’achat, ça consiste à mettre une femme à poil, à coté de chaque objet inutile…Objet transitionnel pour que les gens les achètent…On baigne dans la surenchère pornographique des images…La stratégie du néo -libéralisme c’est l’idéologie du désir… néo libéralisme libertaire héritée de 68. »La frustration relationnelle de l’époque, le manque, se conjugue avec la saturation de l’image du désir. »Alain Soral : »misère du désir ».Thème:Désir et société de consommation.
L’art contemporain : la perte du religieux ?
« L’art contemporain rompt délibérément avec l’héritage religieux et humaniste de notre civilisation. C’est un art de rupture révolutionnaire. » Ceci est l’argument premier avancé par les détracteurs de l’art contemporain.
Ce nouveau tournant de l’art contemporain est parfois vivement critiqué par le public. Ainsi on peut lire sur Polémia ceci:
« Il est abstrait et désincarné car il rejette toute forme d’enracinement. Il n’incarne aucun idéal au nom d’un subjectivisme total. Sa tendance dominante est de représenter, s’il représente encore quelque chose, le monde quotidien dans ce qu’il a de plus insignifiant, utilitaire ou prosaïque. Souvent, il se veut choquant car en choquant, on attire l’attention des medias et des financements oligarchiques. »
L’art contemporain pour beaucoup est hermétique et trop révolutionnaire. Mais pour répondre à ces attaques, il n’a jamais été aussi pétri de l’art lui-même. Les oeuvres contemporaines ne sont plus liées à une vision traditionaliste de l’art mais interrogent même ces traditions. L’art n’a jamais été aussi proche de lui même en se libérant du joug du pouvoir et des religions. Les artistes, en déposant dans un Musée un urinoir interrogent le statut de l’objet dans l’histoire. C’est un geste libérateur qu’il faut voir dans cette manifestation plutôt qu’un geste frondeur. L’art contemporain n’a jamais été aussi proche de ses racines. Mais de quelles racines s’agit-il ? De ses racines propres et non de celles d’une histoire importée qu’elle soit politique ou religieuse.
On peut lire encore sur le site Polémia : « Art déraciné, idéologique, inhumain et autoritaire, il fait l’objet d’une propagande médiatique permanente. Il reflète la boursouflure de l’ego de l’artiste, lequel pense se substituer au Dieu créateur, il favorise les spéculations financières et l’argent est souvent son seul impératif catégorique, il est déraciné, comme l’idéologie, car il veut avoir une vocation universelle. » C’est bien ce glissement qui est reproché à l’art contemporain: de s’être débarrassé des scories du religieux.
Maurizio Cattelan, La Nona Ora réalise cette installation qui interroge sur la perte du religieux : on voit le Pape Jean-Paul II représenté grandeur nature de façon hyperréaliste en cire, terrassé par une météorite. Cette installation a fait scandale.
La « religion » de l’art contemporain: la liberté :
Il y a eu toute une période de l’art contemporain où il était difficile de séparer le bon grain de l’ivraie. Mais depuis quelques années, il est remarquable de constater que les artistes proposent des oeuvres de plus en plus sophistiquées renouant avec l’idée de « métier » (on peut songer à Opalka) de l’artiste, avec des productions de plus en plus léchées et fécondes. Lorsqu’il y a une révolution (pensons à celle de 1968) ce n’est pas dans l’instantanéité que les chefs-d’oeuvres se révèlent. La peinture chinoise contemporaine est très riche et techniquement assez virtuose. Quand on regarde les installations de Claire Morgan, on est frappé par tant de patience et de minutie de la part de cette artiste.
Claire Morgan, Gone ti seed.
Cette soif de liberté devient de plus en plus complexe aujourd’hui. Les artistes mettent en place des dispositifs de plus en plus élaborés nourris par les expériences du passé. De nombreux artistes interrogent notre rapport à la tradition, au fait religieux aussi et à la scène politique.
L’art contemporain a permis de renouveler le langage plastique avec notamment la performance, l’installation et le statut de l’objet dans l’art. Le langage s’est considérablement enrichi permettant ainsi d’accéder à une liberté beaucoup plus vaste mais aussi plus profonde. Contrairement aux idées reçues, cet art d’aujourd’hui relie et relit les oeuvres du passé avec plus de discernement. C’est bien une démocratisation de l’art qui s’est opérée, avec fracas. Mais ne fallait-il pas la force de cette météorite pour débarrasser l’art de ses jougs tenaces et tellement ancrés ?
La religion du même et celle de l’ in/différence :
L’art contemporain fait de l’écart un moyen d’expression à part entière. L’écart, cette différence dans le visible, est devenue plastique et artistique. Cette capacité à faire de la différence une in/différence de l’art contemporain est-elle créatrice ou alors revient-elle à une sorte d’anesthésie dans le visible ?
« Car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire, et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent ». Descartes, Méditation quatrième Il poursuit « L’indifférence est le degré le plus bas de la liberté ». Au premier abord l’indifférence semble indiquer seulement un manque : c’est l’état de celui qui n’éprouve ni douleur, ni plaisir, ni désir, ni crainte.
Mais l’indifférence ne serait pas manque de sensibilité à l’égard des souffrances des autres, et manque d’appétit de vivre, mais au contraire amour inconditionnel de la vie, donc de l’art, et compassion envers tous. “L’indifférence fait les sages et l’insensibilité les monstres.” Diderot.
Il est temps de devenir « indifférent » à l’art contemporain et laissons les insensibles le choix de le détraquer. C’est en effet cette insensibilité aux nouvelles formes, de ceux qui sont prisonniers du même et des traditions, qui conduit certains à rejeter les voies nouvelles et protéiformes que suivent les artistes d’aujourd’hui.
Le regard de l’enfant: celui qui relie avec amour les hommes entre eux.
L’art actuel est facétieux, drôle, généreux, innocent. Les enfants n’ont pas de mal à entrer dans les oeuvres actuelles. Il ont cette candeur qui fait qu’ils ne sont pas pétris de préjugés. Enseigner les arts plastiques à l’école c’est éviter à ces enfants d’être la proie d’idées préconçues par la suite. Si l’art est religieux aujourd’hui c’est dans son sens premier, détourné de la religion elle-même, il relie les hommes entre eux, quelque soit leur âge, leur couleur, leur culture, leurs traditions. C’est bien cette volonté humaniste qui est au coeur des productions contemporaines.
Je terminerai par Christian Bobin volontairement : « À quoi reconnaît-on ce que l’on aime. À cet accès soudain de calme, à ce coup porté au coeur et à l’hémorragie qui s’ensuit – une hémorragie de silence dans la parole. Ce que l’on aime n’a pas de nom. Cela s’approche de nous et pose sa main sur notre épaule avant que nous ayons trouvé un mot pour l’arrêter, pour le nommer, pour l’arrêter en le nommant. «
(Une petite robe de fête, coll. folio #2466, p. 28).
Mais l’art, une fois dit ne cesse de vibrer, au contraire, il s’accroît. Car la parole est ce qui nous permet de sortir de l’ineffable, de l’indifférencié, de l’indistinct. Ce qui n’a pas de nom n’existe pas.
L’art contemporain est cette main posée sur notre épaule…
« Mes mains sont mon cœur », de Gabriel Orozco. –
Relations au programme :
Cycle 3 :
- L’invention, la fabrication, les détournements, les mises en scène des objets
Cycle 4 :
L’autonomie de l’oeuvre d’art
L’objet comme matériau dans l’art
(1) https://josephbeuysfanclub.wordpress.com/une-introduction-a-loeuvre-de-beuys-2/
D’autres pensées du bistrot ici:
https://atomic-temporary-26416781.wpcomstaging.com/les-pensees-du-bistrot/