De profundis clamavi, Baudelaire
« J’implore ta pitié, Toi, l’unique que j’aime,
Du fond du gouffre obscur où mon coeur est tombé,
C’est un univers morne à l’horizon plombé,
Où nagent dans la nuit l’horreur et le blasphème. »
Edvard Munch, dans Melancolie, représente bien cet ennui qui s’étend dans tout le paysage.
Quelles sont les marques de l’ennui ?
La tête penchée, souvent la main calant le visage, les yeux hagards, perdus dans le vide, le corps nonchalant comme harassé de fatigue, l’ennui est éreintant. Contrairement au rire ou aux larmes qui viennent d’un seul coup, l’ennui est sournois, il sourd dans notre esprit de manière insidieuse et indicible. On ne sait pas quand et comment l’ennui s’empare de nous et on ne sait pas à quel moment précis il nous quitte.
La jeune femme de Manet incarne bien cet ennui. La main gauche est molle sans tonus.
Le temps ne cesse de se dilater dans l’ennui, les secondes paraissant des heures. Le passé semble interminable et le futur indifférent. Rien ne peut venir distraire cet ennui. Rien ne le touche, ne le perturbe. Il y a dans l’ennui une sensation de solitude profonde qui le rapproche de la mort. Souvent les déserts de sable ou de glace incarnent symboliquement cet ennui.
Dali le montre bien dans ses montres molles de Persistance de la mémoire.
L’ennui a cette capacité de se régénérer lui même : plus on s’ennuie, plus vient l’ennui. « la toile d’araignée de l’ennui tapisse la continuation dans toute sa longueur, meuble tout l’entre-deux des instants » (Jankelevitch, p 873). La conscience temporelle se dissout dans l’ennui. « L’absence de toute cause est la vraie cause de l’ennui » Jankelevicth. En effet, l’ennui anéantit toute forme d’occupation voire de préoccupation, incarnant une perte du désir dans la conscience. L’ennui est inappétence.
Cette captivante toile de Giorgos Rorris, peintre grec, le représente bien avec ces nuances de gris colorés qui n’accèdent pas à la couleur. Des amas de peinture émaillent la surface de la toile. La lumière pourtant présente est comme suspendue au regard de la jeune femme.

Edward Hopper dans ses peintures représente bien l’ennui avec ses personnages et décors statiques. Automat, 1927
La jeune femme paraît tuer le temps dans un café. La masse de noir derrière elle assombrit l’expression absente de son visage.
Dans Pierrot le fou, de Jean-Luc Godard, la jeune héroïne, Anna Karina, se promène sur la plage en jetant des cailloux et en répétant inlassablement « Mais qu’est-ce que je peux faire ? Je ne sais pas quoi faire ! »
L’ennui a gagné la jeune femme. L’ennui c’est quand on ne sait plus quoi faire, quand tout semble arrêté et figé, quand on se sent pris par un désintérêt profond qu’on ne peut pas maîtriser. Cette forme de lassitude anéantit toute volonté sauf peut-être celle de se plaindre.
« L’ennemi se déguise en l’Ennui
Et me dit : » A quoi bon, pauvre dupe ? «
Moi je passe et me moque de lui.
L’ennemi se déguise en la Chair
Et me dit : » Bah, bah, vive une jupe ! «
Moi j’écarte le conseil amer. » Paul Verlaine
Or l’art est désintéressé d’après les théories de Kant. L’art serait-il une incarnation de l’ennui ?
Peut-on s’ennuyer devant une oeuvre d’art ?
Les Details d’Opalka montrent des séries de chiffres peints à l’infini. Devant ces peintures, le spectateur est davantage saisi par le concept que par la réalisation elle-même. On peut se dire qu’Opalka a fait preuve d’une endurance sans borne pour réaliser ces oeuvres qui ne renferment pas de prouesses techniques si ce n’est cette minutie pour écrire les nombres.. C’est en envisageant le concept, matérialiser le temps jusqu’à la mort, que la totalité des détails prennent de l’ampleur. Pourquoi cette oeuvre d’art peut-elle provoquer de l’ennui ? La cause de l’ennui pour certains viendrait-elle du fait qu’il n’y a presque rien à voir ou alors est-ce devant le dispositif que le spectateur s’ennuie ? « La possibilité de s’ennuyer devant de telles œuvres ne disparaît pas, mais elle est contournée par une stratégie de réflexion sur le langage qui, en déplaçant le centre d’intérêt de l’œuvre, fait que, si l’on s’ennuie, c’est devant une idée plus que devant une réalisation matérielle. » (1) Le temps qui passe, sans accident, de manière linéaire dans ces détails, sans évènement, sans couleur, sans représentation, sans rien si ce n’est qu’une suite de chiffres, est-il celui de l’ennui ?
Piero Manzoni peint une série d’Achromes où seulement quelques plis viennent perturber l’espace de la toile. Dans cette quête de trouver le degré zéro de l’art, l’artiste propose une peinture sans couleur, sans histoire, où l’ombre réelle vient lézarder la peau du support blanc. La peinture n’a plus rien à raconter, que son épiderme ridé à montrer. Serait-ce le résultat minimaliste d’une figuration qui s’ennuie que Manzoni aurait voulu présenter ?

En revanche, devant les clips d’OKGO, on ne saurait s’ennuyer tant les images son rythmées et séduisantes. « L’ennui est contré par la fascination. A tel point que devant certaines œuvres visuellement extrêmes, on redoute d’être l’otage de pulsions et de perdre toute liberté de jugement. Comme si notre sens critique était anesthésié par la violence ou la provocation. L’œuvre d’art peut ainsi jouer sur cette frontière ambiguë pour éviter d’ennuyer. Au risque cependant de se retrouver dépassée par de nouvelles œuvres plus violentes encore. L’ennui qui résulte alors de cette logique du pire n’en est que plus ravageur. » (1)
“L’excès engendre un sentiment d’ennui.” Edouard Manet. On remarque que le clip est composé de manière symétrique: la surprise vient davantage de l’effet de l’apesanteur que de la composition elle-même.. « La symétrie, c’est l’ennui ! » Victor Hugo.
Des artistes ont travaillé autour de l’ennui comme Sophie Calle qui a commencé ses filatures pour contrer celui-ci. La création est l’incarnation de l’ennui. “L’ennui fait le fond de la vie, c’est l’ennui qui a inventé les jeux, les distractions, les romans et l’amour.” Unamuno. “Celui qui connaît l’art de vivre avec soi-même ignore l’ennui.” Erasme. « Je ne voulais pas retrouver mon ancien univers, mais je ne connaissais rien au Paris nocturne, au Paris des restaurants, des sorties. J’étais perdue, déprimée. Je n’avais pas d’amis. (…) Mais il fallait trouver quelque chose à faire. J’ai commencé par suivre des gens dans la rue. Je me suis aperçue que cela donnait une direction à mes promenades. Je me disais que j’allais découvrir des lieux, des restaurants, que je ne connaissais pas. C’était une manière de me laisser porter par l’énergie des autres, de les laisser décider de mes trajets pour moi. Et de ne pas avoir à prendre de décisions, sans pour autant rester cloîtrée chez moi. Circuler, découvrir ma ville. (…) j’ai commencé par prendre des clichés des gens de dos. J’ai ensuite noté leurs déplacements. (…) Il y avait les photos, les textes, – contrôler, perdre le contrôle, combler un manque d’émotions, en m’attachant ne serait-ce qu’une demi-heure à quelqu’un ». Sophie Calle
John Baldessari réalise une performance mettant en scène l’ennui.
«I will not make any more boring art» 1971
Telle une punition géante, Baldessari écrit des milliers de fois « Je ne veux plus jamais faire de l’art ennuyeux ». Pourtant, il n’y a rien à voir, la même phrase se répète inlassablement au risque de décevoir un regardeur curieux. L’art est réduit à sa plus simple expression: un voeu de l’artiste qui devient une performance: la matérialisation de l’ennui.
L’ennui est étymologiquement le déverbal de ennuyer, dérivé du bas latin inodiāre, formé sur l’expression in odio esse « être un objet de haine » du latin classique.
Gustave Flaubert s’était cru pendant longtemps le plus ennuyé des hommes : « Connaissez-vous l’ennui ? Non pas cet ennui commun, banal, qui provient de la fainéantise ou de la maladie, mais cet ennui moderne qui ronge l’homme dans les entrailles, et d’un être intelligent fait une ombre qui marche, un fantôme qui pense. Ah, je vous plains si cette lèpre-là vous est connue ! »
Bruce Nauman, en 1968, réalise Get out og this room, get out of my mind, et offre une pièce blanche à la vue avec une vague rumeur. Mais lorsqu’on entre dans la salle, on entend les murs murmurer et gronder en boucle deux ordres bien distincts: sortir de la pièce et sortir de son esprit. Bruce Nauman dénonce ce vide qui nous ronge. Il dénonce l’ennui en le mettant en scène. Le spectateur est pris dans un sentiment de malaise, une sorte de vertige existentiel car il s’est rendu compte que l’artiste s’est emparé de lui comme d’un cobaye. Le spectateur est mis dans la position de l’intrus contre son gré et cette voix s’échappant de ces murs résonnent comme une deuxième voix intérieure. Dans cette rencontre avec l’oeuvre d’art, le visiteur est vaincu par cette première. Il n’a pas le dernier mot et est bien obligé d’exécuter les sommations de l’artiste. Si l’art ennuie, c’est parce qu’il le décide et qu’il le revendique.
Jules Laforgue
Tout m’ennuie aujourd’hui. J’écarte mon rideau.
En haut ciel gris rayé d’une éternelle pluie.
En bas la rue où dans une brume de suie
Des ombres vont, glissant parmi les flaques d’eau.
Je regarde sans voir fouillant mon vieux cerveau,
Et machinalement sur la vitre ternie
Je fais du bout du doigt de la calligraphie.
Bah! sortons, je verrai peut-être du nouveau.
Pas de livres parus. Passants bêtes. Personne.
Des fiacres, de la boue, et l’averse toujours…
Puis le soir et le gaz et je rentre à pas lourds…
Je mange, et bâille, et lis, rien ne me passionne…
Bah ! Couchons-nous. – Minuit. Une heure. Ah! chacun dort !
Seul je ne puis dormir et je m’ennuie encor.
Pour Banksy, l’enfance tue l’ennui.
Pour ceux qui s’ennuient vraiment, Endlesshorses vous permettra de vaincre ce désoeuvrement en cherchant la fin des pattes du cheval.
Ou alors, pour tuer le temps, il suffit de diviser les cercles en autres plus petits afin de découvrir en fin de course cette image de koalas … par Vadim Ogievetsky. Un beau site pour expliquer la définition des images en informatique.
D’autres pensées du bistrot ici:
https://atomic-temporary-26416781.wpcomstaging.com/les-pensees-du-bistrot/
Ne serait-ce pas en laissant l’ennui s’installer que l’on devient créatif? Laisser un enfant s’ennuyer revient a lui laisser du temps pour imaginer…
bien sûr ! L’ennui est le terreau de la créativité !