On entre dans le Musée du Prado. On passe de salles en salles émerveillés par la qualité des pièces exposées. Puis, dans une pièce un peu plus réduite, on remarque un attroupement de visiteurs, de gens statiques vus de dos devant une toile immense. Lorsqu’on comprend qu’il s’agit d’une fusillade par les soldats français, on reste pantois. Dans la nuit du 2 au 3 mai 1808 les soldats français — en représailles à la révolte du 2 mai — exécutent les combattants espagnols faits prisonniers au cours de la bataille. Mais cette fusillade ne cesse de se dérouler sous nos yeux écarquillés. Le combattant en chemise blanche irradie dans toute la pièce. Le public prolonge la ligne des soldats français. Nous sommes des bourreaux dans cette scène terrifiante: en effet le public fait partie intégrante de la composition de la toile . Le regard halluciné du révolté reste gravé dans nos mémoires.
La force de cette toile immense est inouïe. Le silence dans la pièce est frappant. Le public n’ose même pas chuchoter. Les coups de feu vont partir et tout le monde reste comme suspendu au destin tragique du condamné en chemise blanche. La nuit du 2 au 3 mai 1808 ne cesse de durer. Le soleil ne se lève jamais dans cette pièce condamnée à présenter cette terrible exécution historique. C’est là, toute la force de l’art de Goya.
La peinture est particulière : à mi-chemin de la netteté et du flou. La scène est comme esquissée, peinte comme un coup de feu dans un instant de rage et de révolte. Goya a choisi son camp. Peintre lui même assassin, il exécute sa toile autant que les combattants. Sa position de peintre se tenant dans la même posture que les tireurs est tragique. Le pinceau est un fusil mais qui réussit à interrompre la fusillade en ne donnant pas l’ordre de tirer. La situation se renverse : le public avec le peintre sont peut-être ceux qui vont sauver la vie à ce rebelle halluciné. C’est un appel à se battre pour la justice et pour la vie.