Madone Candeletta, Crivelli

Notions: espace, couleur, matière, forme, contour, lumière, temps, narration visuelle, contraste, mise en scène.

Cette peinture toute en longueur de Crivelli de 1488-1490 est un chef-d’oeuvre de composition. L’ambiance y est insouciante et presque douce. Les fruits et fleurs forment un cadre autour des personnages placés dans un jardin des délices. La pomme maudite est aux pieds de la Vierge comme pour rappeler les temps de la déchéance dans l’Ancien Testament. Non, dans cette peinture où tout est tentation, les regards de Marie et de l’enfant Jésus sont tristes, sévères et sombres. La faute originelle a deposé ses stigmates sur l’expression des personnages. La poire tenue dans les mains de Marie et de Jésus symbolisent le salut mais sa symbolique est assez funeste et sombre.

Quel est le rôle de ces fruits dans cette peinture mis à part leur connotation symbolique ?

Les fruits sont en volume. On distingue bien les parties dans l’ombre et les autres dans la lumière. On peut caresser leur peau parfois lisse ou rugueuse. Les fruits ont des taches à leur surface tandis que l’épiderme des deux personnages est immaculé. Le contraste entre les surfaces des visages et celles des fruits est frappante. Le peintre nous tente avec ces fruits bien ronds, bien mûrs, tout en grâce de peinture. Le peintre les accumule et les assemble autour de Jésus et de Marie avec une belle composition suivant la voussure de l’architecture.

Mais il y a une ascension de la peinture en tant que picturalité dans cette composition.

Aux pieds de la Vierge, la peinture est figurale, elle imite sans imiter les textures de la pierre. Le peintre dépose des couleurs informes aux pieds de Marie. Des effets de flou et de nuances s’entremêlent et ont pour effet d’accentuer le caractère réaliste de la peinture figurative. Ce contraste est saisissant : plus on s’approche du visage des personnages, plus la peinture est comme en quelques sortes « contenue » dans son rôle mimétique.

Le fruit est à mi-chemin entre la picturalité brute et figurale (abstraction picturale qui s’insinue dans la figuration) et la peinture achéiropoïète, non faite de main d’homme.

On voit bien que le dessin prime dans la représentation des visages sur la peinture. Le fruit est l’objet qui permet d’articuler harmonieusement peinture et dessin. Les deux se prévalent et montrent un juste équilibre.

On pourrait dire que cette peinture préfigure les natures-mortes à venir.

Les tissus ne permettent pas à la peinture de se présenter librement. Ils sont structurés par les motifs, par ses dessins et la peinture, comme moyen d’expression non assujetti à la représentation, ne peut s’épanouir. Le peintre, pour rendre les effets des étoffes, tisse la peinture.

Un autre détail a une grande importance: Crivelli figure très nettement aux pieds de la Vierge, les ombres projetées du vase et des fruits. Alors qu’elles disparaissent progressivement dans la partie supérieure du panneau. Après un examen plus approfondi, on voit une ombre projetée du médaillon que porte la Vierge sur sa poitrine. Le monde terrestre est bien représenté avec ses ombres propres et portées dans la partie inférieure mais elles s’évanouissent au fur et à mesure que le regard s’élève dans le tableau. Les fruits qui encadrent la Vierge n’ont que des ombres propres.

Le vase avec les lys candides symbolisant la Vierge immaculée, dans sa première manifestation divine sous les traits d’Eve : celle qui a causé la perte de la condition originelle. Cette ombre portée de ce vase venant ternir le sol rappelle ce passage de l’Ancien Testament où Eve se laisse tenter. Ce détail sur le vase en fait une nature morte. Le vase ne laisse pas passer la lumière comme le ventre de Marie si pur représenté dans d’autres oeuvres en verre à cause de sa transparence.

« Le Jardin de Paradis est l’un des premiers symboles fleuris de l’art chrétien ; il est déjà évoqué par des mosaïques des Vème et VIème siècles . Dans ce lieu de délices les fleurs se multiplient. Leurs couleurs variées et délicates, leurs parfums suaves, leurs textures soyeuses ou veloutées, réjouissent les sens des élus ; quand ils en franchissent la porte, au terme de la Via Veritatis, les anges les couronnent de roses. » Luc Thévenon (1)

« C’est au cours de ce XVème siècle que le thème du Jardin de Paradis (Paradis devient synonyme de « petit jardin ») évolue en Hortus conclusus lieu de beauté et de bien-être où séjourne la Vierge (quelquefois en Pastourelle) entourée des quatre Vierges Capitales (Marguerite, Catherine, Barbe et Dorothée) et de saints. Ce jardin clos symbolise la chasteté de Marie. Un muret doublé d’une roseraie le ferme. On y reconnaît les principales fleurs qui vont servir d’attributs aux scènes liturgiques et à leurs personnages les plus importants : – lys blanc de la pureté, ancolie ou colombine bleu tendre de la mélancolie, de l’innocence, et personnifiant le Saint-Esprit, oeillet pourpre ou carminé de la charité, de la virginité. Il voisine souvent avec le narcisse, plante du paradis par excellence et la violette modeste et timide. » (1)

La rose, symbole du Christ et de Marie est rose pâle et rouge. Elle symbolise tantôt la passion du Christ ou l’innocence. Ici, on peut penser à l’insouciance de l’enfance. Mais on ne s’y trompe pas : les expressions sévères et tristes de Jésus et de Marie annoncent les temps à venir, le temps de la Passion, de la souffrance de Jésus devenu Christ.

Cette peinture si délicate et subtile nous fait regretter les temps premiers où Eve et Adam caracolaient dans le Jardin d’Eden. Elle nous ferait presque oublier la Passion à venir car rien dans ce tableau ne la préfigure … mis à part le rouge de la robe de Marie.

Un autre détail interpèle: celui de la bougie qui apparaît comme flottant dans l’espace et cassée en deux avec son ombre portée. Elle n’a pas de flamme. Peinture sans espoir, ces détails infimes, pour ceux qui savent lire les symboles, préfigurent un sombre avenir. La bougie avec son ombre forment la lettre K qui a une symbolique particulière: Lettre évoquant surtout une situation complexe sur le plan spirituel, le K est la lettre de ceux qui sont à une charnière. L’étape où ils se trouvent est l’occasion d’une prise de conscience salutaire. Il y a deux lumières dans le tableau: une bien contrastée avec ses ombres dans la partie basse, une lumière avec une source physique déterminée et une lumière plus diffuse dans la partie supérieure: la lumière divine. Il semblerait qu’il y ait aussi deux temporalités dans le tableau: divine (éternité) et humaine (le temps qui passe suggéré par l’ombre portée du vase) …

« En outre, « pour la religion chrétienne, la couleur rouge de la cerise évoque le sang versé par le Christ sur la Croix. C’est ainsi que les cerises sont très présentes dans les représentations de la Cène ». Quid de l’étymologie du mot cerise? Rien de bien sûr non plus. En grec, on parlait de « kérasos » pour le cerisier, et en latin de « cerasus ». » (2).

Cette partie du tableau préfigure la crucifixion du Christ avec une croix (le K) incomplète pointant vers le rouge de la cerise.

Les touches de peinture entremêlées dans cette partie du tableau avec du rouge et du blanc et une teinte couleur miel pourraient bien faire penser au lait et au sang mélangés. Pour l’époque, cette partie inférieure du tableau, la plus picturale, est révolutionnaire. Considérée comme une souillure, mais dont ici la place est justifiée, elle devient prétexte de peinture dans cette Madone. »Cette métaphore du lait et du miel est heureuse et maternelle, elle prétend moins décrire la réalité que dévoiler sa vérité profonde (1). Elle est la promesse d’une relation toute particulière entre Le Seigneur et son peuple. Dans l’ancien testament, « cette terre de lait et de miel » est une réactualisation du paradis terrestre, une image de la quête de l’humanité toute entière qui cherche ce paradis perdu, qui cherche à renouer ce lien filial avec Dieu. Ce pays ruisselant de lait et de miel matérialise une union fusionnelle où la terre et le ciel sont à nouveau unis et où Dieu couvre l’humanité de ses bienfaits. » (3). La partie basse du panneau montre une terre promise maculée de sang, un lien de sang existant également entre la terre et le ciel.

La figuralité s’insinue dans le tableau. « Ce terme doit se comprendre tout d’abord dans son rapport au concept de figure et comme une protestation contre la compréhension unilatéralement figurative de celle-ci : « La peinture n’a ni modèle à représenter, ni histoire à raconter », note Deleuze au sujet du travail de Bacon. « Dès lors elle a comme deux voies possibles pour échapper au figuratif : vers la forme pure, par abstraction ; ou bien vers le pur figural, par extraction ou isolation. Si le peintre tient à la Figure, s’il prend la seconde voie, ce sera donc pour opposer le « figural » au figuratif[5]. » Qu’y a-t-il donc de condamnable ou d’insatisfaisant dans le projet figuratif, pour qu’il faille ainsi en conjurer le concept  » (4) Olivier Schefer. »la figure se donne à penser selon une logique mimétique, tandis que le figural en fait exploser, en défigure le cadre. » La peinture dans cet espace inférieur accède à sa manifestation pure sans perdre de lien avec la figure.

« 1) Le figural est une figure purement visible, autonome, dégagée de tout référent externe

2) Le figural est la figure de l’infigurable, de l’« immatériel », comme tel, il s’agit bien de faire voir un excès, un débordement des figures, une logique de transgression par rapport à la clôture systémique du discours

3) Mais pourquoi ce privilège de l’image pour exprimer la transgression ? C’est que le figural donne figure à ce qui par essence tend à la manifestation, à l’expansion vers le dehors, pour y laisser trace, s’y inscrire comme force dynamique rythmique et pulsionnelle.

4) Ainsi la « définition » ouverte du figural, comme nous le notions plus haut, est par nécessité paradoxale : la figure de l’infigurable est une figure-défigurante, défigurée, engageant une logique des « ressemblances dissemblables ». » (4)

La pierre incarne la mort du dessin dans la peinture tandis que le tissu présente la fin de la peinture dans le dessin. Les fruits gardent en eux la trace de la figuralité, de cette peinture « pulsionnelle et quasi animale » dont le désir est d’accéder au corps. Ces deux histoires parallèles sont les véritables sujets de ce tableau qui met en scène le mystère de l’incarnation de la peinture ou celui de sa fin. Le sort de la peinture semble être relié à celui de l’enfant Jésus et tout comme lui, elle ressuscite et se transfigure.

Crivelli propose une peinture qui panse et pense la peinture, de sa naissance à sa genèse en dehors de tous les mots et maux qu’elle peut subir. C’est en regardant la peinture de bas en haut qu’on comprend la force vitale de cette peinture à l’origine brute qui petit à petit se fait figure dans une incroyable et époustouflante ascension.

(1) https://www.departement06.fr/documents/Import/decouvrir-les-am/rr137-bure.pdf

(2) http://www.lexpress.fr/styles/saveurs/la-cerise-un-fruit-a-l-histoire-trouble-et-aux-symboles-nombreux_1813719.html

(3) http://gallican-montbrison.fr/wp/?p=1792

(4) http://simpleappareil.free.fr/lobservatoire/index.php?2008/05/06/50-schefer_figural

2 commentaires

  1. Aurélie Bea

    La cène est un point essentiel. J’ajouterai l’Annonciation qui précède la vierge et l’enfant. Annonciatrice d’une mort et d’une naissance, la vie immobile court par sa végétation présente. La composition a une lecture verticale. En remontant vers le visage, la lecture devient horizontale. Des yeux, nous faisons le signe de la croix. Derrière le présage, les couleurs disent la vie. La vie terrestre a une durée déterminée. Il est question de mouvement, de cycle, d’un passage. Marie a souvent été prise pour un vaisseau physique et pour le vecteur spirituel d’une force supérieure. Reine du ciel, la tenue et les objets de valeurs sont des appâts pour calmer des faims, une colère. Elle installe le trône. Par ignorance, elle ne voit pas qu’elle en fait un autel et laisse croire son fils être une offrande aux hommes et non à Dieu. Les sens cardinaux sont à replacer. Haut et bas du panneau observés en détail nous laissent très peu de champ. C’est un tableau frontal, honnête et d’une superbe exécution.

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Madone Candeletta, Crivelli

Notions: espace, couleur, matière, forme, contour, lumière, temps, narration visuelle, contraste, mise en scène.

Cette peinture toute en longueur de Crivelli de 1488-1490 est un chef-d’oeuvre de composition. L’ambiance y est insouciante et presque douce. Les fruits et fleurs forment un cadre autour des personnages placés dans un jardin des délices. La pomme maudite est aux pieds de la Vierge comme pour rappeler les temps de la déchéance dans l’Ancien Testament. Non, dans cette peinture où tout est tentation, les regards de Marie et de l’enfant Jésus sont tristes, sévères et sombres. La faute originelle a deposé ses stigmates sur l’expression des personnages. La poire tenue dans les mains de Marie et de Jésus symbolisent le salut mais sa symbolique est assez funeste et sombre.

Quel est le rôle de ces fruits dans cette peinture mis à part leur connotation symbolique ?

Les fruits sont en volume. On distingue bien les parties dans l’ombre et les autres dans la lumière. On peut caresser leur peau parfois lisse ou rugueuse. Les fruits ont des taches à leur surface tandis que l’épiderme des deux personnages est immaculé. Le contraste entre les surfaces des visages et celles des fruits est frappante. Le peintre nous tente avec ces fruits bien ronds, bien mûrs, tout en grâce de peinture. Le peintre les accumule et les assemble autour de Jésus et de Marie avec une belle composition suivant la voussure de l’architecture.

Mais il y a une ascension de la peinture en tant que picturalité dans cette composition.

Aux pieds de la Vierge, la peinture est figurale, elle imite sans imiter les textures de la pierre. Le peintre dépose des couleurs informes aux pieds de Marie. Des effets de flou et de nuances s’entremêlent et ont pour effet d’accentuer le caractère réaliste de la peinture figurative. Ce contraste est saisissant : plus on s’approche du visage des personnages, plus la peinture est comme en quelques sortes « contenue » dans son rôle mimétique.

Le fruit est à mi-chemin entre la picturalité brute et figurale (abstraction picturale qui s’insinue dans la figuration) et la peinture achéiropoïète, non faite de main d’homme.

On voit bien que le dessin prime dans la représentation des visages sur la peinture. Le fruit est l’objet qui permet d’articuler harmonieusement peinture et dessin. Les deux se prévalent et montrent un juste équilibre.

On pourrait dire que cette peinture préfigure les natures-mortes à venir.

Les tissus ne permettent pas à la peinture de se présenter librement. Ils sont structurés par les motifs, par ses dessins et la peinture, comme moyen d’expression non assujetti à la représentation, ne peut s’épanouir. Le peintre, pour rendre les effets des étoffes, tisse la peinture.

Un autre détail a une grande importance: Crivelli figure très nettement aux pieds de la Vierge, les ombres projetées du vase et des fruits. Alors qu’elles disparaissent progressivement dans la partie supérieure du panneau. Après un examen plus approfondi, on voit une ombre projetée du médaillon que porte la Vierge sur sa poitrine. Le monde terrestre est bien représenté avec ses ombres propres et portées dans la partie inférieure mais elles s’évanouissent au fur et à mesure que le regard s’élève dans le tableau. Les fruits qui encadrent la Vierge n’ont que des ombres propres.

Le vase avec les lys candides symbolisant la Vierge immaculée, dans sa première manifestation divine sous les traits d’Eve : celle qui a causé la perte de la condition originelle. Cette ombre portée de ce vase venant ternir le sol rappelle ce passage de l’Ancien Testament où Eve se laisse tenter. Ce détail sur le vase en fait une nature morte. Le vase ne laisse pas passer la lumière comme le ventre de Marie si pur représenté dans d’autres oeuvres en verre à cause de sa transparence.

« Le Jardin de Paradis est l’un des premiers symboles fleuris de l’art chrétien ; il est déjà évoqué par des mosaïques des Vème et VIème siècles . Dans ce lieu de délices les fleurs se multiplient. Leurs couleurs variées et délicates, leurs parfums suaves, leurs textures soyeuses ou veloutées, réjouissent les sens des élus ; quand ils en franchissent la porte, au terme de la Via Veritatis, les anges les couronnent de roses. » Luc Thévenon (1)

« C’est au cours de ce XVème siècle que le thème du Jardin de Paradis (Paradis devient synonyme de « petit jardin ») évolue en Hortus conclusus lieu de beauté et de bien-être où séjourne la Vierge (quelquefois en Pastourelle) entourée des quatre Vierges Capitales (Marguerite, Catherine, Barbe et Dorothée) et de saints. Ce jardin clos symbolise la chasteté de Marie. Un muret doublé d’une roseraie le ferme. On y reconnaît les principales fleurs qui vont servir d’attributs aux scènes liturgiques et à leurs personnages les plus importants : – lys blanc de la pureté, ancolie ou colombine bleu tendre de la mélancolie, de l’innocence, et personnifiant le Saint-Esprit, oeillet pourpre ou carminé de la charité, de la virginité. Il voisine souvent avec le narcisse, plante du paradis par excellence et la violette modeste et timide. » (1)

La rose, symbole du Christ et de Marie est rose pâle et rouge. Elle symbolise tantôt la passion du Christ ou l’innocence. Ici, on peut penser à l’insouciance de l’enfance. Mais on ne s’y trompe pas : les expressions sévères et tristes de Jésus et de Marie annoncent les temps à venir, le temps de la Passion, de la souffrance de Jésus devenu Christ.

Cette peinture si délicate et subtile nous fait regretter les temps premiers où Eve et Adam caracolaient dans le Jardin d’Eden. Elle nous ferait presque oublier la Passion à venir car rien dans ce tableau ne la préfigure … mis à part le rouge de la robe de Marie.

Un autre détail interpèle: celui de la bougie qui apparaît comme flottant dans l’espace et cassée en deux avec son ombre portée. Elle n’a pas de flamme. Peinture sans espoir, ces détails infimes, pour ceux qui savent lire les symboles, préfigurent un sombre avenir. La bougie avec son ombre forment la lettre K qui a une symbolique particulière: Lettre évoquant surtout une situation complexe sur le plan spirituel, le K est la lettre de ceux qui sont à une charnière. L’étape où ils se trouvent est l’occasion d’une prise de conscience salutaire. Il y a deux lumières dans le tableau: une bien contrastée avec ses ombres dans la partie basse, une lumière avec une source physique déterminée et une lumière plus diffuse dans la partie supérieure: la lumière divine. Il semblerait qu’il y ait aussi deux temporalités dans le tableau: divine (éternité) et humaine (le temps qui passe suggéré par l’ombre portée du vase) …

« En outre, « pour la religion chrétienne, la couleur rouge de la cerise évoque le sang versé par le Christ sur la Croix. C’est ainsi que les cerises sont très présentes dans les représentations de la Cène ». Quid de l’étymologie du mot cerise? Rien de bien sûr non plus. En grec, on parlait de « kérasos » pour le cerisier, et en latin de « cerasus ». » (2).

Cette partie du tableau préfigure la crucifixion du Christ avec une croix (le K) incomplète pointant vers le rouge de la cerise.

Les touches de peinture entremêlées dans cette partie du tableau avec du rouge et du blanc et une teinte couleur miel pourraient bien faire penser au lait et au sang mélangés. Pour l’époque, cette partie inférieure du tableau, la plus picturale, est révolutionnaire. Considérée comme une souillure, mais dont ici la place est justifiée, elle devient prétexte de peinture dans cette Madone. »Cette métaphore du lait et du miel est heureuse et maternelle, elle prétend moins décrire la réalité que dévoiler sa vérité profonde (1). Elle est la promesse d’une relation toute particulière entre Le Seigneur et son peuple. Dans l’ancien testament, « cette terre de lait et de miel » est une réactualisation du paradis terrestre, une image de la quête de l’humanité toute entière qui cherche ce paradis perdu, qui cherche à renouer ce lien filial avec Dieu. Ce pays ruisselant de lait et de miel matérialise une union fusionnelle où la terre et le ciel sont à nouveau unis et où Dieu couvre l’humanité de ses bienfaits. » (3). La partie basse du panneau montre une terre promise maculée de sang, un lien de sang existant également entre la terre et le ciel.

La figuralité s’insinue dans le tableau. « Ce terme doit se comprendre tout d’abord dans son rapport au concept de figure et comme une protestation contre la compréhension unilatéralement figurative de celle-ci : « La peinture n’a ni modèle à représenter, ni histoire à raconter », note Deleuze au sujet du travail de Bacon. « Dès lors elle a comme deux voies possibles pour échapper au figuratif : vers la forme pure, par abstraction ; ou bien vers le pur figural, par extraction ou isolation. Si le peintre tient à la Figure, s’il prend la seconde voie, ce sera donc pour opposer le « figural » au figuratif[5]. » Qu’y a-t-il donc de condamnable ou d’insatisfaisant dans le projet figuratif, pour qu’il faille ainsi en conjurer le concept  » (4) Olivier Schefer. »la figure se donne à penser selon une logique mimétique, tandis que le figural en fait exploser, en défigure le cadre. » La peinture dans cet espace inférieur accède à sa manifestation pure sans perdre de lien avec la figure.

« 1) Le figural est une figure purement visible, autonome, dégagée de tout référent externe

2) Le figural est la figure de l’infigurable, de l’« immatériel », comme tel, il s’agit bien de faire voir un excès, un débordement des figures, une logique de transgression par rapport à la clôture systémique du discours

3) Mais pourquoi ce privilège de l’image pour exprimer la transgression ? C’est que le figural donne figure à ce qui par essence tend à la manifestation, à l’expansion vers le dehors, pour y laisser trace, s’y inscrire comme force dynamique rythmique et pulsionnelle.

4) Ainsi la « définition » ouverte du figural, comme nous le notions plus haut, est par nécessité paradoxale : la figure de l’infigurable est une figure-défigurante, défigurée, engageant une logique des « ressemblances dissemblables ». » (4)

La pierre incarne la mort du dessin dans la peinture tandis que le tissu présente la fin de la peinture dans le dessin. Les fruits gardent en eux la trace de la figuralité, de cette peinture « pulsionnelle et quasi animale » dont le désir est d’accéder au corps. Ces deux histoires parallèles sont les véritables sujets de ce tableau qui met en scène le mystère de l’incarnation de la peinture ou celui de sa fin. Le sort de la peinture semble être relié à celui de l’enfant Jésus et tout comme lui, elle ressuscite et se transfigure.

Crivelli propose une peinture qui panse et pense la peinture, de sa naissance à sa genèse en dehors de tous les mots et maux qu’elle peut subir. C’est en regardant la peinture de bas en haut qu’on comprend la force vitale de cette peinture à l’origine brute qui petit à petit se fait figure dans une incroyable et époustouflante ascension.

(1) https://www.departement06.fr/documents/Import/decouvrir-les-am/rr137-bure.pdf

(2) http://www.lexpress.fr/styles/saveurs/la-cerise-un-fruit-a-l-histoire-trouble-et-aux-symboles-nombreux_1813719.html

(3) http://gallican-montbrison.fr/wp/?p=1792

(4) http://simpleappareil.free.fr/lobservatoire/index.php?2008/05/06/50-schefer_figural

2 commentaires

  1. Aurélie Bea

    La cène est un point essentiel. J’ajouterai l’Annonciation qui précède la vierge et l’enfant. Annonciatrice d’une mort et d’une naissance, la vie immobile court par sa végétation présente. La composition a une lecture verticale. En remontant vers le visage, la lecture devient horizontale. Des yeux, nous faisons le signe de la croix. Derrière le présage, les couleurs disent la vie. La vie terrestre a une durée déterminée. Il est question de mouvement, de cycle, d’un passage. Marie a souvent été prise pour un vaisseau physique et pour le vecteur spirituel d’une force supérieure. Reine du ciel, la tenue et les objets de valeurs sont des appâts pour calmer des faims, une colère. Elle installe le trône. Par ignorance, elle ne voit pas qu’elle en fait un autel et laisse croire son fils être une offrande aux hommes et non à Dieu. Les sens cardinaux sont à replacer. Haut et bas du panneau observés en détail nous laissent très peu de champ. C’est un tableau frontal, honnête et d’une superbe exécution.

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