Salustiano Garcia Cruz est un peintre qui excelle dans le genre du portrait. De facture léchée et réaliste, ses toiles sont captivantes et on ne cesse de les contempler. Qu’est-ce qui nous attire dans ces toiles ? Le contraste entre le fond monochrome et le rendu réaliste des chairs ? Les expressions fugaces mais en même temps terribles de ces enfants et jeunes adultes qui semblent comme avoir défié le temps mais aussi les coeurs ?
Pas d’insouciance à la David Hamilton mais des regards graves nimbent ces jeunes en quête d’identité. Des objets sont les seuls indices qui viennent compléter leur personnalité saisie par un coup magistral de pinceau. Comment cet enfant ingénu peut-il tenir une hache ? Le contraste entre la candeur de son visage et la brutalité de son jouet décalé est saisissant. Les fonds colorés -Noir-Rouge-Blanc – isolent comme un cadre les figures angéliques et terribles des modèles. L’incarnat est mis en valeur avec ces fonds non pas colorés mais de couleur intense et vibrante. Le rouge agit comme un fond d’or : il est rayonnant et pétri d’une luminosité, d’une intensité aiguës. Chaque détail du visage de ces personnages vibre sur ces fonds en aplat de couleur monochrome.
C’est une sorte de passage entre la suavité et la sévérité que Salustiano tente de de ravir dans ces portraits qui ne dévoilent ni la gentillesse ni la méchanceté. Dans cet entre-deux tenant dans un fragile équilibre, les figures se détachent de manière hiératique. Il n’y a pas de mouvement dans ses toiles comme arrachées au temps et à l’espace mais surprises dans les méandres d’expressions antinomiques. Ces portraits sont sublimes et terribles.
PLUSCUAMPERFECTO (OJOS VERDES) pigments naturels acrylique et huile sur toile.
Le rouge et le fond en aplat font ressortir les détails ainsi que la carnation de la peau de la fillette. L’intensité de cette toile fait penser à l’Annonciation de Messina où le bleu joue également le rôle de révélateur des traits de la Vierge.
Dans la toile de Messina, le bleu contraste avec le jaune orangé de l’épiderme tandis que chez Salustiano le rouge renforce les tons par en dessous verts de la peau de l’enfant.
Le fond rouge est ambigu : il est à la fois rayonnant et en même temps glacial. Rayonnant car il sature la surface de la toile et glacial par la relation contrastée qu’il entretient avec le personnage. Cela peut paraître paradoxal mais cette ambivalence du rouge est marquante. Un peu comme la démarche de Soulages qui cherche la luminosité dans le noir.
Ce rouge a la couleur du sang. Il ne nous est pas possible de pénétrer dans ces espaces rouges qui peuvent faire allusion aux guerres passées, héritage bien sombre qui plane toujours en Espagne. Les enfants nous reprocheraient-ils de leur avoir légué une si tragique histoire ? On ressent un sentiment de culpabilité face à ces toiles.
Mais il y a une autre dimension, cette fois-ci non pas symbolique mais plastique dans cette couleur rouge.
Ce rouge fait penser à la lumière rouge des ampoules inactiniques utilisées dans la photo argentique pour développer les photos.
Miguel avec colllier.
Pour comparer les différents rouges, partons de cette photographie faite dans un laboratoire photo.
Sa taille est de 500X300p. Je l’ai réduite à 5X3p puis réagrandie à 500X300p afin d’avoir la tonalité générale. Le résultat et la comparaison sont évidentes.
Le rouge utilisé par Salustiano est quasi équivalent au rouge des ampoules incactiniques. L’examen sur photoshop montre une légère différence mais à l’oeil nu les rouges sont très proches. Mais l’artiste précise que la photo argentique et la lumière inactinique ne l’ont pas influencé. C’est une étrange coïncidence …
La peinture de Salustiano s’attache au genre du portrait. On retrouve des analogies avec les peintres de portraits flamands de la Renaissance avec Van Eyck en autres. Le hiératisme des figures, le regard perçant, les coiffes venant épouser les géométries des visages.
Ou un portrait de Rogier Van der Weyden
Les peintures de Salustiano sont également très graphiques. Le dessin joue un rôle prépondérant avec des lignes délicates mais qui font émerger l’espace de la représentation.
Changer la vie, N°2, détail
On dirait que Salustiano interroge ici les limites du visible. Dans cette dernière peinture, la silhouette est de l’ordre de l’apparition tel un mirage. Les nuances de blanc organisent le visible passant du verdâtre au violacé. Le dessin est la condition de la visibilité et de la compréhension des formes. Dans cette peinture, la jeune fille semble rêver avec ses paupières baissées. C’est un nuage dans un ciel blanc. Alors qu’avec le rouge, on fluctue entre la douceur et le côté sombre de la présence des figurants.
Ce primat du dessin sur la peinture est également le parti d’Ingres.
Portrait de la Comtesse de Larue by Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1804
Dans l’ordre des publications des peintures « blanches » sur le site de l’artiste, on est attiré par la présentation de ses toiles : elles semblent comme se diluer peu à peu dans le blanc. Les premières sont contrastées tandis que, dans les dernières, on a presque du mal à discriminer les figures. Salustiano nous précise que cet ordre n’est pas chronologique. Mais dans sa présentation de ses peintures, cet effacement de la figure est manifeste.
Le site proposerait-il une mise en scène de ses toiles ? Le cheminement de l’artiste suit-il la présentation sur le site ? Dans ce cas, ne serait-il pas pertinent de rapprocher ce chemin parcouru à la démarche d’Opalka ?
On sent bien que Salustiano est pétri par l’art du passé mais aussi qu’il revisite le genre du portrait de manière très contemporaine.
C’est peut-être incongru dans cette analyse de penser au célèbre portrait de Marylin Monroe très délicat à obtenir pour rendre cet aspect de porcelaine de la peau sur fond blanc.
Dans la peinture de Salustiano comme dans cette photo de Marylin, le corps est dématérialisé pour devenir dessin pur. Les portraits blanc sur fond blanc de l’artiste ont autant de charisme que cette photo là.
Le charisme dans la peinture … comment atteindre ce but ultime du geste de dessiner sans griffonner pour parvenir à l’essentiel du sujet représenté ? En effet, il n’y a pas de repentirs dans la peinture de Salustiano. Tous les détails même minimalistes sont atteints avec une précision chirurgicale.
Dans cette peinture, la jeune fille joint les mains comme pour entrer en prière. Mais le regard de cette fillette est décalé : elle ne regarde pas vraiment le spectateur mais par dessus son épaule droite. Cependant le regardeur doit être inscrit dans son champ visuel. L’intensité du regard nous rend mal à l’aise. Qu’a senti cette petite fille ? Ce n’est pas vraiment une expression de recueillement qui plane sur la toile ou alors qu’est-ce qui la contrarie dans sa méditation et qui la fait sortir de celle-ci ?
Les jeunes représentés dans les peintures de Salustiano ont un caractère trouble comme si le peintre les avait saisis dans des jeux interdits. La première cigarette dont la fumée sort sous forme de fleurs, la première hache, la première arme …
La jeune fille qui se balance ne semble pas vouloir sortir de l’enfance …
Salustiano développe ses portraits comme on développe des photos. Les images apparaissent petit à petit à la surface de la toile. Il peint comme il développe dans un laboratoire Noir et Blanc. Ces portraits sont des anté-images comme dirait Patrick Singaïny ou des images « hantées ». Cette quête de la netteté n’est-elle pas également partagée par la photographie ? Le poids de ce rouge est incommensurable : il est viscéral. Il agit comme une force magnétique. Salustiano nous ferait-il pénétrer dans le ventre de l’image qui s’offre à nous sous forme de portraits lumineux sourdissant dans la « chambre noire » de son atelier ?
Ces portraits ont une facture nette et lisse comme si Salustiano avait déposé un voile de peinture sur la toile. Images achéiropoïètes, ce sont des apparitions presque intangibles.
Bouche détail.
On voit bien sur ce détail la fine couche de peinture laissant apparaître la trame du support. On peut penser au Suaire.
Lire aussi :
entretien avec l’artiste, article en français et en espagnol ci-dessous :
https://perezartsplastiques.wordpress.com/2018/02/19/salustiano-garcia-cruz-preguntas-part-2/