Patrice Mortier, Galerie B+, Lyon

Dans une rue de Lyon, au 1 de la Rue Chalopin, une petite galerie vient de voir le jour. En pleine Biennale d’art contemporain, ils exposent des peintures monumentales et inquiétantes de Patrice Mortier. Les images frappent, elles ne passent pas inaperçues. A première vue, sans connaître le cheminement de l’artiste pour parvenir à ces toiles, on voit une image de la jeunesse dont on a du mal à soutenir le malaise, la fuite, la rencontre impossible.

Désespérément frontales, hiératiques et monochromes, ces images traversent les reflets de la vitrine pour défier la rue. Ces jeunes représentés à la fois nous questionnent, nous provoquent et nous rejettent. Les images forment un « tout » clos sur lui même. Elles ne relatent rien d’autre que ce qu’elles donnent à voir, un intangible entre-deux mondes où la magie de la peinture revêt les couleurs des cendres et des poussières. On croirait voir des images de Pompeï contemporaines.

L’espace est réduit à sa plus simple expression : il est frontal avec peu de perspective. Il met en scène un face-à-face impossible entre le regardeur et le sujet du tableau. Proche de l’aquarelle, ces peintures font partie des images dites achéiropoïètes soit non faites de main d’homme. On peut songer aux suaires entre autres. Ce sont des icônes contemporaines.

Patrice Mortier a travaillé en prison et en milieu ouvert depuis 2014 et rencontré des détenus. Je partage avec lui cette expérience inédite et inoubliable. Je me souviens exactement de la posture – la même – des mineurs que j’ai vus pour la première fois camouflés dans leurs bonnets et leur capuches.

Le contact en prison est frontal : ça passe ou ça casse. A l’instar de ces images. Pas de place pour l’empathie, le jugement ni la compassion. Patrice Mortier nous invite à un art qui se dévoile brutalement, implacablement. Mais, paradoxalement, les images sont pudiques et livrées avec beaucoup de retenue. C’est ce sentiment contradictoire qui nous submerge quand on est confronté à ces peintures : sommes-nous voyeur ou regardeur ?

Les détenus sont à l’affût du moindre détail. Ils scrutent tout, dévisagent tout même à la dérobée et ce n’est que par un langage vrai qu’on arrive à établir un contact. Il faut aller loin dans sa propre humanité pour rencontrer des détenus. Cette expérience sur soi-même est profonde et parfois douloureuse mais le détenu n’a que faire de cela. Il vient dans les ateliers pour respirer ce dehors dont il est exclu. Les intervenants jouent ce rôle de médiateur entre l’extérieur et l’intérieur. Patrice Mortier le fait avec discrétion et respect. Ses images sont dignes et terriblement artistiques. Elles sont sans secret : tautologiques. Pourtant, chaque modèle semble protéger une ineffable confidence.

C’est un propos également sur la peinture et l’art que soutient cet artiste. Que reste-t-il de la peinture ? De la photographie ? Ne s’agit-il pas d’anti-modèles ? D’anti-selfies ? Qu’apprenons-nous de la relation de l’artiste avec ces jeunes ? La figuration se dérobe, fuit, esquive, se dilue dans l’espace des gris. Reste l’impact fort et profond où nous emmènent ces peintures. Chacun rencontre une part de sa propre vérité.

Ces jeunes pourtant bien vêtus sont nus. Ils s’exposent dans une terrible nudité où leur feuille de vigne s’écrit dans les marques; les styles stéréotypés de leurs effets personnels. Tout le monde peut se reconnaître dans leurs chaussures.

Que reste-t-il d’humain chez ces jeunes ? Paraissant fossilisés, ils se manifestent avec leurs initiales, avec la présence indicible des fantômes. Leur nom tronqué donne le titre au tableau. Ce sont presque des « sans titre ».

L’image est parasitée, vue avec un filtre. Tout semble calciné dans ces peintures. L’odeur de terre brûlée me vient à mes sens quand je regarde ces toiles. Les couleurs sont ni chaudes ni froides, elles évoluent dans un nuancier de gris qui creusent une distance avec le spectateur.

Le temps est suspendu : l’image n’est pas tout à fait manifeste. Elle baigne dans une imperceptible pénombre. Pour ceux qui ont eu la chance de développer des photos argentiques, les images sont comme légèrement solarisées ou alors pas tout à fait révélées. La peinture est le filtre de l’image. La peinture qui renaît de ses cendres veut exprimer son dernier mot face à la photographie. Le propos s’inscrit dans la bataille des images qui envahissent notre quotidien. Comment faire une image à dimension sociale qui s’impose en tant qu’alternative à la photographie ?

Le noir ne creuse pas ses espaces profonds et le blanc est légèrement voilé. Je pense à la définition de l' »aura » de l’art de Walter Benjamin « unique apparition d’un lointain si proche soit-il ». Oui, ces images sont enveloppées d’une aura particulièrement étrange et inquiétante. Peut-être est-ce le « souci » de l’image qui est présenté à notre regard, une « inquiétude » d’un art pensant et vivant qui accède à l’universel. Le souci d’un art qui transperce, interroge, remue toutes nos convictions contemporaines … avec effroi.

On côtoie le sublime dans cette petite rue lyonnaise, dans cette nouvelle galerie dont il faudra suivre les rendez-vous artistiques prochains.

 

Jusqu’au 10 novembre.

Danièle PEREZ

Site internet de la Galerie B+

https://www.bplus-galerie.com/

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